Depuis plusieurs décennies, Djibouti évolue sous un régime où l’amour de la patrie n’est plus mesuré à l’aune de l’engagement citoyen, mais conditionné par l’obéissance au pouvoir en place. Le patriotisme, autrefois moteur d’unité et vecteur de la lutte pour l’indépendance, s’est progressivement vidé de son sens pour devenir une loyauté absolue envers Ismaïl Omar Guelleh. Dans cette logique, toute voix critique n’est plus perçue comme une contribution au débat, mais comme une menace pour l’ordre établi. Quarante-huit ans après l’indépendance, la critique est criminalisée, l’exil est devenu une norme, et le silence s’impose comme unique refuge.
Ce climat de répression s’est normalisé. Désormais, même les remarques modérées ou un petit commentaire anodin sur Facebook sont susceptibles de provoquer des représailles. Les opposants subissent intimidations, poursuites ou sont poussés à quitter le territoire. Pour ceux qui choisissent de rester, le silence devient une stratégie de survie. Ainsi, s’exprimer librement sur les affaires publiques revient à prendre un risque délibéré, ce qui réduit à néant toute possibilité d’échange démocratique. Le débat national s’éteint, laissant place à une parole unique, dictée d’en haut.
Parallèlement, une culture politique fondée sur la vénération du chef s’est imposée dans les institutions comme dans les médias. Célébrer le « Guide Suprême », chanter les mérites du « Père de la Nation » ou appeler à prolonger son règne au-delà des limites constitutionnelles sont devenus des marques de patriotisme bien vues par le régime. Cette flatterie zélée remplace toute pensée critique. Ceux qui s’y livrent sont récompensés ; ceux qui s’en abstiennent, marginalisés.
Dans cette mise en scène continue, les médias publics ne se contentent plus de diffuser l’information : ils orchestrent un récit soigneusement calibré où tout succès du pays est attribué au président. Chaque infrastructure est présentée comme un miracle tombé du ciel, chaque accord international comme une preuve de clairvoyance politique. Le chef de l’État est décrit comme l’homme qui aurait eu l’intelligence de faire coexister, en paix, les grandes puissances sur un territoire minuscule.
Quant aux voix dissidentes, elles sont systématiquement diabolisées, présentées comme des ennemis de l’intérieur ou des agents des » Faranjiqaa ». Dans ses discours en langue somali, pour dejouer les espions français Ismaïl Omar Guelleh recourt fréquemment au terme « Faranjiqaa », une expression péjorative désignant la France, pour insinuer que toute contestation serait manipulée depuis Paris. Ce vocabulaire, chargé d’hostilité, sert à museler l’opposition en l’associant à une trahison nationale maquillée en ingérence étrangère.
Ce récit officiel s’accompagne d’une relecture calculée de l’histoire nationale. Les figures de la lutte pour l’indépendance sont peu à peu effacées des mémoires officielles, au profit d’un narratif centré sur le régime actuel, érigé en dépositaire exclusif du destin national. Même l’évocation du premier président, Allah Yarhama Hassan Gouled Aptidon – pourtant oncle et prédécesseur du président actuel — est désormais évitée, sinon proscrite. Cette amnésie organisée prive les jeunes générations d’une mémoire plurielle, les enfermant dans une version de l’histoire expurgée de ses conflits, de ses espoirs brisés et de ses héros invisibles.
Dans ce contexte verrouillé, l’amour du pays cesse d’être un engagement en faveur de la justice, de l’égalité ou de la participation citoyenne. Il devient un outil de contrôle, une preuve d’allégeance exigée envers un régime qui se prétend l’unique garant de l’unité nationale. Cette confusion entre patriotisme, soumission et fidélité aveugle étouffe les voix dissidentes, bloque les alternatives, et empêche toute vision politique pluraliste.
Et pourtant, aimer Djibouti devrait signifier tout le contraire : refuser l’injustice, promouvoir la participation de tous, défendre la vérité historique et garantir la diversité des opinions. C’est en redonnant au patriotisme son véritable sens, celui d’un engagement libre, lucide et collectif, que Djibouti pourra espérer ouvrir un nouveau chapitre : celui d’une renaissance démocratique fondée sur la mémoire, la dignité et la liberté.