À Djibouti, la jeunesse vit à genoux depuis trop longtemps. Elle a grandi sous un régime qui lui a tout promis — la stabilité, la modernité, l’emploi — mais ne lui a laissé qu’une économie de survie et un horizon de frustration. Dans un pays où tout appartient à un homme et sa famille, la colère est devenue la dernière richesse partagée. Et quand un peuple n’a plus rien à perdre, il finit par oser tout.
Les jeunes djiboutiens sont les héritiers d’une double trahison : celle d’un État qui a confisqué le rêve d’indépendance et celle d’un pouvoir qui a verrouillé toute possibilité d’alternance. Née sous la présidence d’Ismaïl Omar Guelleh, la majorité de cette génération n’a connu qu’un seul homme à la tête du pays. Elle n’a pas de mémoire démocratique, mais une conscience sociale aiguisée. Les diplômes s’entassent, les stages s’éternisent, les postes se vendent. Dans les quartiers populaires de Balbala, Quartier 7 ou PK12, on ne parle plus d’avenir : on parle de survie. Les jeunes diplômés errent entre l’ennui et la débrouille, oscillant entre la honte de dépendre de leur famille et la colère de voir des fils de ministres nommés à des postes qu’ils n’ont jamais mérités.
[ “On ne peut pas manger la stabilité” ], murmure un jeune sans emploi rencontré à la sortie du port de Doraleh.
Cette génération n’a pas connu la guerre civile, mais elle subit une guerre sociale. Elle ne réclame pas des slogans, mais du respect. Face à elle, un régime vieillissant qui ne parle plus le langage du peuple. Pendant que les jeunes s’entassent dans des classes surchauffées ou s’exilent vers l’Europe ou en Amérique du Nord, le pouvoir organise des conférences sur la « jeunesse et l’innovation » dans des hôtels climatisés. Le fossé est devenu gouffre.
La Gen-Z djiboutienne est connectée, lucide et informée. Elle regarde ailleurs : Madagascar, le Népal, Sénégal, Sri Lanka — des peuples pauvres, mais debout. Elle voit des jeunes sans armes faire plier des régimes plus puissants que le sien et se demande : POURQUOI PAS NOUS ?
À Djibouti, la révolte ne viendra pas des partis d’opposition, étouffés ou infiltrés. Elle viendra du ventre vide et du cœur plein. D’un événement banal — une arrestation injuste, une coupure d’électricité, une hausse du prix du pain — qui fera basculer la résignation en insurrection. Les signaux sont là : manifs sporadiques, grèves isolées, colères locales vite étouffées. Le pouvoir se félicite de maintenir “l’ordre”, mais l’ordre qui repose sur la peur est toujours précaire.
[ À force de bâillonner la parole, on fait du silence une arme.]
La jeunesse qui a grandi sous la surveillance policière n’a plus peur de mourir, car elle a déjà cessé de vivre pleinement. Ce constat traverse les ruelles et les cafés : “ON N’A PLUS RIEN À PERDRE .”
Le régime continue d’entretenir l’illusion d’un développement inclusif à travers des plans nationaux qui changent de nom sans changer de fond. Les bailleurs internationaux parlent de “résilience”, de “croissance durable” et de “transformation structurelle”, mais la réalité demeure brutale : le chômage des jeunes dépasse 70 %, la vie chère dévore les salaires, et les inégalités explosent. L’État, au lieu d’écouter, réprime. Les mouvements étudiants sont dissous, les journalistes indépendants réduits au silence, les syndicats neutralisés. Cette chape de plomb a longtemps fonctionné. Mais chaque génération a sa limite, et celle-ci touche à sa fin.
Ce n’est plus la politique qui structure la colère, c’est la misère. Elle parle mieux que tous les discours. Elle se lit dans les yeux d’un chauffeur de taxi sans essence, d’une vendeuse ambulante sans licence, d’un diplômé sans avenir. À Djibouti, la pauvreté n’est plus un accident : C’EST UNE MÉTHODE DE GOUVERNEMENT. Le pouvoir distribue l’aide, les logements et les emplois comme des faveurs, non comme des droits. Ce clientélisme maintient l’ordre, mais c’est aussi ce qui finira par l’engloutir. Car quand le pain devient un luxe et que l’eau devient marchandise, même la peur finit par perdre sa valeur.
Les révolutions ne naissent pas dans les capitales, mais dans les marges : là où l’espoir a été enterré vivant. À Balbala, à Ali Sabieh, à Tadjourah, les murmures montent. Ce n’est pas encore un cri, mais le pays tremble déjà d’un frémissement nouveau. La génération du silence devient celle du sursaut. Elle n’a pas de leader, pas de programme, mais une certitude : le pire est derrière elle. Le jour où cette jeunesse cessera d’attendre un sauveur, Djibouti changera de visage. Car les révolutions modernes ne se déclenchent plus par idéologie, mais par dignité.
Et celle du peuple djiboutien, humiliée, affamée, trahie, n’attend qu’un mot, un geste, une étincelle — pour redevenir flamme.
Une jeunesse sous tension
Chômage des jeunes : Selon la Banque mondiale, plus de 70 % des djiboutiens de moins de 30 ans sont sans emploi.
Pauvreté : Près de 35 % de la population vit sous le seuil national de pauvreté.
Émigration : Plus de 40 % des diplômés envisagent de quitter le pays, faute d’opportunités.
Indice de développement humain : Djibouti se classe 162e sur 193 pays (PNUD 2024).
“La stabilité sans justice n’est qu’une illusion de paix.” — Ancien enseignant djiboutien exilé au Canada.
ANALYSE
La colère des jeunes djiboutiens n’est plus seulement sociale : elle est existentielle. En verrouillant les libertés publiques et en concentrant les richesses dans un cercle restreint, le régime a créé une génération sans avenir, mais non sans mémoire. Le risque d’un soulèvement populaire n’est plus une hypothèse théorique, mais une question de temps.
L’histoire montre que les révoltes naissent toujours là où l’injustice se banalise. À Djibouti, cette banalisation est devenue un mode de gouvernance.