La Voix de Djibouti (LVD) : Bonsoir Sadibou MARONG. Vous êtes le directeur du bureau Afrique de RSF. En cette journée internationale de la liberté de la presse, pouvez-vous nous dire quelle est, en la matière, la situation sur le continent ?
Sadibou MARONG : D’une manière générale, le monde célèbre cette journée du 3 mai comme la journée mondiale de la presse. Pour RSF, c’est une journée un peu spéciale, car nous publions chaque année, depuis une vingtaine d’années, un classement mondial sur la liberté de la presse. C’est un classement qui évalue les conditions d’exercice du journalisme dans 180 pays et territoires. Pour l’édition publiée au début de 2023, concernant l’année 2022, ce classement révèle une situation grave pour 31 pays dans le monde, difficile pour 42 pays, problématique pour 55 d’autres pays et plutôt bonne pour 52 autres dans le monde. Autrement dit, les conditions d’exercice du journalisme sont mauvaises pour 7/10 des pays du monde et satisfaisante pour seulement 3/10. Maintenant, en ce qui concerne l’Afrique subsaharienne, notre classement montre une très grande volatilité de la situation de la liberté de presse, avec des hausses et des baisses importantes et des changements inédits. Par exemple, la hausse de 33 places pour des pays comme le Botswana et la chute de 31 places du Sénégal. Tout cela montre l’agressivité des autorités envers les médias d’une manière générale dans beaucoup de pays, notamment en Afrique, et une animosité croissante envers les journalistes, soit sur les réseaux sociaux, soit dans le monde physique. Il y a aussi la croissance de ce qu’on appelle ‘’industrie du simulacre’’, c’est-à-dire la machine de la désinformation qui occupe de plus en plus de terrain avec les outils qui la fabriquent. Donc, d’une manière générale, c’est en dents de scie !
LVD : Vous avez dit que l’ONG RSF publie chaque année un classement qui met souvent en queue de peloton un certain nombre de pays africains. Quelle est l’évolution d’une année à l’autre de ces pays en matière de la liberté de presse, par exemple sur les deux dernières années 2021 et 2022 ?
Sadibou MARONG : En Afrique, d’une manière générale, sur les 48 pays que nous couvrons au niveau du Bureau Afrique, seuls 5, soit 10%, ont une situation satisfaisante. C’est très peu ! Dans les 5 pays, il y a des pays comme la Namibie classé 22ème rang mondial, l’Afrique du Sud et le Cap vert qui sont traditionnellement des pays avec de bonnes notations. Et près de la moitié, soit 45% des pays africains, sont dans une situation problématique dans le domaine de la liberté de la presse. Comme je disais tout à l’heure, des pays comme le Sénégal qui s’est classé au 104ème rang mondial en perdant 31 places par rapport à l’année précédente. C’est le cas aussi des pays comme le Burkina-Faso, classé au 58ème rang en ayant perdu 17 places. Et l’exercice du journalisme est difficile dans 19 pays comme le Kenya qui a chuté de 47 places par rapport à l’année précédente, en se classant 116ème rang mondial, ce qui est historique. Il faut ajouter à çà des pays comme le Burundi ou le Rwanda qui ont également perdu des places. Pour finir, il y a des pays avec une situation extrêmement grave comme l’Érythrée ou Djibouti.
LVD : Est-ce qu’il y a une différence régionale au niveau de la liberté de la presse en Afrique ?
Sadibou MARONG : On peut considérer qu’il y a une petite différence. Par exemple, si on prend les pays de l’Afrique de l’Ouest, traditionnellement c’étaient des pays qui faisaient de très bons résultats et avaient un bon classement. Mais, depuis deux ans maintenant, on remarque une chute spectaculaire dans certains pays comme par exemple le Mali ou le Burkina. Ces pays étaient reconnus auparavant comme des pays avec une certaine liberté de la presse au niveau de la législation ou dans la pratique. Mais il y a une régression grave pour ces pays appelés ‘’pays du Sahel’’ depuis ces deux dernières années à cause de l’arrivée au pouvoir de régimes militaires qui sont par nature des régimes liberticides en matière de la liberté de presse. Au Mali, les autorités militaires ont pris un certain nombre de mesures qui sont assez liberticides. Ils ont expulsé des journalistes. Ils ont suspendu des médias internationaux. Il y a également une autocensure dans le pays qui est assez inquiétante. C’est la même situation qu’on retrouve au Burkina-Faso depuis l’arrivé au pouvoir du capitaine Ibrahim Traoré. Donc, la liberté de la presse est vraiment mise à rude épreuve dans ces deux pays avec des injonctions patriotiques et tout ce qu’on peut considérer comme utilisation ou contrôle du narratif. Le régime alimente des individus au niveau des réseaux sociaux qui le soutiennent et attaquent même les journalistes. En cette partie de l’Afrique, il y a également des pays stables en matière de liberté de la presse comme le Cap Vert qui vit une situation linéaire. Il est très difficile de prévoir si on se réfère à son évolution ces dernières années. Il y a aussi des pays en proie à des situations difficiles comme l’Éthiopie, notamment à cause de la guerre au Tigré. Malgré le cessez-le-feu, les violations en matière de liberté de la presse ou des droits de l’Homme ont continué. Il y a des arrestations de journalistes et des velléités de contrôle du narratif de la guerre. On a vu aussi en RDC (République Démocratique du Congo), surtout dans la partie près de Goma, une situation extrêmement compliquée avec des injonctions du mouvement M23, mais également des persécutions par l’Agence nationale du renseignement (ANR). Au niveau de l’Afrique de l’Est, le Kenya, considéré jusque-là comme un fleuron pour la liberté de la presse avec de grands médias et une certaine liberté de ton, a chuté gravement à cause de l’assassinat l’année dernière du journaliste pakistanais Arshad Sharif. Le Rwanda a également perdu des places l’année dernière et çà risque de s’aggraver cette année avec la mort du rédacteur en chef du journal ‘’The Chronicles’’, journaliste critique envers le président Paul Kagamé. John Williams Ntwali dont RSF considère la mort comme un assassinat, alors que les autorités rwandaises la présentent comme un accident de voiture. En Afrique centrale, le Cameroun n’a pas brillé en matière de liberté de la presse cette année et risque d’aggraver son cas l’année prochaine avec l’assassinat de Martinez Zogo. Seuls quelques pays de l’Afrique Australe, figurent régulièrement dans le haut classement mondial comme la Namibie, l’Afrique du Sud ou le Botswana.